Fin de vie, euthanasie : ma place de vétérinaire à domicile

Aujourd’hui, je viens vous raconter, non pas 24 heures chrono avec moi mais 2 heures, suspendues dans le temps, au beau milieu d’une semaine de garde. Depuis un peu plus d’un mois maintenant je travaille exclusivement à domicile. Parmi les motifs de consultations, je peux être amenée à intervenir pour la gestion d’une fin de vie, une euthanasie, au domicile de l’animal.

Je ressens bien souvent que c’est un réel soulagement, un confort pour les propriétaires de rester chez eux, dans leur cocon, pour vivre cette étape difficile. Pour l’animal aussi, je suis convaincue que cela participe à réduire son stress, à se sentir entouré et rassuré.

De mon côté, je ressens aussi cet apaisement, et je me sens utile de pouvoir leur apporter un peu d’aide et de soulagement dans cette décision. Je me suis toujours dit qu’en tant que propriétaire, j’aimerai que ces étapes aient lieu chez nous, chez eux. Avec ma casquette de vétérinaire, je ne peux que compatir et soutenir ce choix. Ce que je n’avais pas vu venir avant de le vivre, c’est le revers de la médaille :  cette vague d’émotion qui t’explose au visage, cette valise de sentiments, ce poids de souvenirs que tu prends sur tes épaules en tant que soignant avant de repartir. Oui, quand je viens à domicile, je rentre physiquement mais aussi émotionnellement dans la vie des gens et de leur animal. L’espace d’une heure, deux heures ou plus, je plonge dans leur vie, leurs souvenirs, leurs émotions, leur intimité. Je ne peux pas en ressortir indemne. Je n’ai pas cet environnement neutre, parfois aseptisé qu’on peut avoir en clinique vétérinaire, qui nous sert aussi de rempart et qui nous permet de prendre de la distance sur la situation et nos émotions. A domicile, je mets un pied dans leur foyer, dans leur quotidien, et puis, finalement c’est à moi de partir. A la fin, c’est à moi de franchir le seuil de la porte d’entrée, parfois avec le corps, et de les laisser seuls, avec leur tristesse et ce vide.

L’histoire dont je vais vous parler a eu lieu récemment. Pour des raisons évidentes, les lieux et les noms ont été changés.

C’est un soir de semaine, il fait encore chaud et le soleil est encore haut dans le ciel. Je suis envoyée sur cette première intervention : fin de vie. Après une vingtaine de minutes de route, j’arrive dans une petite ruelle de centre ville. Je mets plusieurs minutes à tourner pour réussir à me garer, à une centaine de mètres de la maison. En descendant de la voiture, je sais que c’est un grand chien, je pense déjà “mince, si je dois prendre en charge le corps ça va être compliqué en étant garé si loin et avec une ruelle si étroite… bref on verra…”. Je prends mon sac à dos, mes injectables, et je me dirige vers l’adresse. En approchant, je remarque déjà que la porte est ouverte sur la rue. Je vois un monsieur d’un certain âge, qui fait des allers retours, et je vois beaucoup de mouvement à l’intérieur. Quand j’arrive devant, il m’accueille, les yeux remplis de larmes et me fait rentrer dans le couloir. C’est un long couloir, avec des portes en bois, des tomettes en terre cuite au sol, tout au fond je distingue le jardin. Je ne comprends pas trop où je suis au départ. Je croise 5 ou 6 personnes qui me disent bonjour et passent entre le couloir, les escaliers, le jardin et une autre pièce. Je me dis que ce doit être une grande maison en collocation. Je croise un jeune homme (il doit avoir mon âge), les yeux boursouflés, torse nu, qui rentre depuis le jardin, enlace l’homme qui m’a accueilli et pleure sur son épaule. Je comprends qu’il s’agit de son père. Un peu plus loin dans la cuisine, je devine sa maman. Il passe, me dit bonjour puis enchaine “j’arrive, ne faite rien tant que je suis pas là”. Son père m’explique “c’est son maître, ça va être difficile”. Pendant ce temps, je suis toujours dans le couloir, spectatrice, un peu désorientée et toujours chargée de mes sacs.

Le papa me guide, au bout du couloir, vers le jardin. Je découvre 4 personnes assises, sur des chaises ou par terre, dans l’herbe, au soleil dans ce jardin intérieur et, près d’eux, cette chienne. Athéna est une grande et belle chienne, à bout de souffle. Son regard est tendre et rempli de souvenirs, de belles histoires. Elle est très maigre, marche difficilement et tourne en rond. Je pose mes affaires près d’eux. Un des hommes assis me dit “vous avez un peu de temps devant vous ?, je le connais ça va être compliqué”. Je m’assois dans l’herbe avec eux. Doucement, Athéna vient sentir mes affaires, me sentir puis s’assoir tout contre moi. Elle pose sa tête sur mon torse puis sur mes genoux. On reste là, une quinzaine de minutes, sous le soleil. Je comprends que toutes ces personnes sont des amis, des proches, de la famille, venus parfois de loin pour les soutenir. Ils racontent quelques beaux souvenirs de vie avec Athéna. Pendant ce temps, ils se font passer une carte sur laquelle ils écrivent chacun leur tour. Par moment, on entend des sanglots qui viennent de la maison, et la voix du père, qui tente de rassurer son fils.

Au bout d’un moment, ils sortent et nous rejoignent dans le jardin. Ses amis lui demandent s’il veut qu’ils restent. Finalement, nous resterons nous quatre : Athéna, le fils, le père et moi. Il me demande mon prénom, et me dit qu’il s’appelle Julien. Ses yeux me regardent sans me voir, il tremble de quasi tout son corps. Il a si peur. Athéna veut se lever, elle fait quelques pas, tourne en rond puis revient près de lui se recoucher. Comme elle veut souvent se relever, il la sent inquiète et me demande d’attendre. Alors qu’il la caresse, il me raconte qu’il a fait le tour du monde avec elle. Elle est toute sa vie. Il me parle avec un mélange d’étoiles et de larmes dans les yeux, de l’Amérique du Sud, de comment il lui a appris à faire du scooter… Il ne sait pas à quoi peut ressembler sa vie sans elle. Il me demande si elle souffre.

Après quelques minutes, Athéna s’est couchée, sur le côté et lui est assis près de sa tête. Comme il est extrêmement stressé, je prévois de faire une tranquilisation en intra-musculaire avant de poser ma voie veineuse. Je suis assise à côté d’eux, il finit par me dire “vas-y”. Athéna ne bouge pas, elle est dans ses bras. Elle s’endort rapidement, épuisée. Julien me dit “en tout cas, merci d’être venu, je vais te dire, je suis content que ce soit toi”.

Alors que je me prépare pour poser le cathéter, Julien enlace la tête d’Athéna. Il lève le regard et me dit sans une once de méchanceté, plutôt comme une imploration “Olala la dernière fois, ma véto, elle a du la piquer 10 fois c’était horrible… le loupe pas steuplait, steuplait, je veux pas qu’elle soit piquée plusieurs fois la pauvre, je veux juste que ça soit simple, la pauvre”. J’avoue, je souris intérieurement. Je me dis “ok Pauline, pas de pression, il te supplie mais pas de pression”. Le père croise mon regard et me sourit. Il répond “Oh ben tu sais mon fils, elle est très fatiguée Athéna, la dame elle fait comme elle peut, c’est pas facile parfois hein…”. Je le remercie du regard. On est assis dans l’herbe, la chienne est couchée sur le côté, la patte tournée. Je tonds large pour mettre toutes les chances de mon côté : ok je la vois bien cette veine. Je souffle un bon coup et j’y vais. C’est bon, cathéter posé. Julien n’a même rien vu, il avait la tête baissée sur les yeux d’Athéna. 

Il le sait, ça va être maintenant. Je lui dit “vous me dites quand vous êtes prêts”. Je sais très bien qu’il ne me donnera jamais le feu vert. Son père aussi le sait… Après plusieurs minutes, Julien est quasi allongé contre Athéna, son visage contre ses yeux. Son père me regarde et me chuchote, les yeux remplis de larmes “Allez-y”. Je dis à haute voix “je commence”, et j’injecte le produit.

Athéna est partie. 

Je l’ausculte et prononce à voix haute “elle est partie”. Julien ne veut pas y croire. Il tremble, sanglote, bégaie, prend mon stéthoscope et n’y croit pas. Il se raccroche au moindre crépitement, à la moindre petite trémulation musculaire, au vent qui fait bouger ses poils. Il me supplie, me demande si je suis sûre, il me demande d’injecter plus de produit, il n’y croit pas. Alors je suis cette personne, qui doit lui assurer, droit dans les yeux, que sa moitié est partie, malgré les signes de vie qu’il veut continuer de voir. A ce moment précis, j’ai envie d’hurler, de crier avec lui combien la vie est injuste. Je souffle un coup et énonce clairement “je suis sûre, elle est partie”. 

Petit à petit ses amis le rejoignent, sa maman aussi. Son père le soutient, “ça va aller, tu es fort mon fils, on est là”. Je range mes affaires, un ami me dit qu’ils vont garder le corps, son papa règle les honoraires. Je m’approche pour une dernière caresse à Athéna avant de partir. Julien se relève, me prend dans ses bras et me dit merci. 

Je remet mon sac à dos, prends mes injectables, quitte ce jardin, traverse ce long couloir et passe le seuil de la porte. Je l’entends encore pleurer depuis la rue. Je marche jusqu’à la voiture, avec un poids lourd dans la poitrine. Le soleil commence à peine à se coucher. Je regarde l’heure, je suis restée deux heures. Je prends une dizaine de minutes avant de partir sur la prochaine intervention. 

Pauline

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